Le fait religieux en entreprise : analyse de l’arrêt du 14 avril 2021 (19-24079) sur le port du voile

Amandine Lecomte

Le fait religieux en entreprise : une situation épineuse qui pourrait être simple !

Dans cette affaire, une salariée a été engagée par une société de prêt-à-porter en qualité de vendeuse. Elle a bénéficié d’un congé parental et à son retour de congé, elle s’est présentée à son poste de travail avec un foulard dissimulant ses cheveux, ses oreilles et son cou. L’employeur lui a alors demandé de retirer son foulard et à la suite du refus opposé par la salariée, a placé celle-ci en dispense d’activité avant de la licenciée pour cause réelle et sérieuse.

Soutenant être victime de discrimination en raison de ses convictions religieuses, la salariée a saisi la justice de demandes tendant à la nullité de son licenciement.

La Cour de cassation donne raison à la salariée rappelant que :

  • Conformément aux dispositions du code du travail les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et proportionnées au but recherché ;
  • L’employeur, investi de la mission de faire respecter l’ensemble des libertés et droits fondamentaux de chaque salarié, peut prévoir dans le règlement intérieur de l’entreprise une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, dès lors que cette clause générale et indifférenciée n’est appliquée qu’aux salariés se trouvant en contact avec les clients ;
  • La notion d’« exigence professionnelle essentielle et déterminante », au sens de l’article 4 § 1 de la directive 2000/78 du 27 novembre 2000, renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause. Elle ne saurait, en revanche, couvrir des considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client.

Dans l’affaire en question, le règlement intérieur ne contenait aucune clause de neutralité. Par ailleurs, les objections de l’employeur étaient placées sur le terrain du droit à l’image. En conséquence, cet argument ne répondait pas à l’exigence professionnelle essentielle et déterminante, au sens de l’article 4 § 1 de la directive n° 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000. Le licenciement discriminatoire devait nécessairement être frappé de nullité.

Cet arrêt s’inscrit dans la droite lignée des autres arrêts de la Cour de cassation rendue ces dernières années en la matière. La liberté religieuse est une liberté fondamentale qui doit être protégée à ce titre.

Certains verront dans cet arrêt, une immixtion de la sphère privée sur la sphère professionnelle et une atteinte au principe de laïcité. Ainsi, selon eux, la laïcité imposerait une stricte neutralité dans l’expression des convictions religieuses au sein de la sphère publique. La décision de la Cour de cassation semblerait aller dans ce sens puisqu’elle relève que le règlement intérieur de l’entreprise ne comportait pas de clause de neutralité. Est-ce à dire que la décision aurait été différente en présence d’une telle clause ? Tout dépend de l’objectif poursuivi par cette exigence de neutralité car lorsqu’on prend de la hauteur sur cette question le doute est permis. 

En effet, de l’autre côté de l’atlantique, la Charte canadienne des droits et libertés, qui fait partie de la constitution, énonce dans son préambule que le Canada « est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit ». Les dispositions des chartes canadienne et québécoise sont interprétées comme comportant une obligation de neutralité. La législation apparaît donc très similaire à la nôtre. En vertu de cette obligation, l’État doit demeurer « un acteur neutre dans les rapports entre les diverses confessions ainsi qu’entre celles-ci et la société civile » (Congrégation des témoins de Jéhovah de St-Jérôme-Lafontaine c Lafontaine (Village), 2004).

Pourtant, dans sa lutte contre les discriminations, le Canada s’est doté de mécanismes juridiques pour prévenir ou résoudre les conflits entre normes religieuses et normes civiles : c’est le cas de l’obligation d’accommodement.  Cette obligation vise à prendre des mesures raisonnables pour respecter les besoins précis de certaines personnes afin de protéger leur droit à l’égalité. L’arrêt O’Malley (O’Malley c. Simpsons-Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536) est à ce niveau éclairant puisque le juge McIntyre déclare que, « même si aucun droit ne saurait être considéré comme absolu, une conséquence naturelle de la reconnaissance d’un droit doit être l’acceptation sociale de l’obligation générale de le respecter et de prendre des mesures raisonnables afin de le protéger ».

L’obligation d’accommoder est ainsi liée à l’interdiction de discriminer une personne par l’imposition de règles ou de pratiques qui auraient pour effet de la désavantager ou de la priver de bénéfices ou d’avantages offerts à d’autres, en raison de ses caractéristiques particulières.

Dans l’arrêt Law contre Canada (Law c. Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999]), le juge Lacobucci indique que « le droit à l’égalité a pour objet d’empêcher toute atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles par l’imposition de désavantages, de stéréotypes et de préjugés politiques ou sociaux, et de favoriser l’existence d’une société où tous sont reconnus […] comme des êtres humains égaux ou comme des membres égaux de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect et la même considération

Finalement, cette obligation positive appelle à une prise de conscience collective de nos préjugés qui constituent des obstacles à l’intégration. Les employeurs ont ainsi la responsabilité de veiller à ce que les normes régissant l’exécution de travail ne lèsent aucun employé en raison, par exemple, du respect qu’il fait des préceptes de sa religion.

Et, en analysant la décision de la Cour de cassation et le code du travail français, force est de constater que notre législation tend à appliquer cette obligation d’accommodement sans pour autant lui en donner le nom. La Cour rappelle bien que les atteintes à la liberté religieuse sont possibles à la stricte condition qu’elles soient justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et proportionnées au but recherché. Ces restrictions doivent répondre à une « exigence professionnelle essentielle et déterminante ». Derrière la stricte application de la loi, l’objectif poursuivi est de faire prendre conscience à la société du travail (et peut-(être à la société en générale) qu’on ne combat pas l’intolérance par plus d’intolérance et que la vie en communauté organisée suppose le respect de l’autre dans sa diversité et sa différence. Cet arrêt que certains pourraient voir comme cédant à des revendications identitaires est au contraire un arrêt qui milite pour la tolérance et l’acceptation de l’autre. Finalement, le fait que cette vendeuse porte le voile, fait-il nécessairement d’elle une mauvaise vendeuse ? Devons-nous nous autoriser à juger l’autre sur ce qu’il est plutôt que sur ce qu’il fait ? Le contenant est-il plus important que le contenu ? Ou devons-nous dans une société démocratique et multiculturelle accepter l’autre dans sa singularité et attendre de lui qu’il en fasse de même ? Devons-nous finalement nous forcer à tordre le cou à nos préjugés pour nous concentrer sur les seules choses qui comptent réellement en droit du travail : mon salarié répond-t-il aux exigences de son poste en matière de savoir-faire et de savoir-être ? Revenons tout simplement à plus d’objectivité dans l’analyse des situations et ne projetons pas nos éventuels préjugés sur autrui pour en déduire des vérités générales et absolues. 

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